RADEGONDE ET LA CROIX

Le désir exaucé de Radegonde d’une Relique de la Croix me semble symptomatique de la manière dont elle vivait du Christ et se laissait guider par l’Esprit… à l’époque des Barbares aux mœurs peu évangéliques !

Ses pénitences nombreuses – et effrayantes pour nous – relatées par ses biographes pourraient nous tromper sur la manière dont la Croix imprégnait sa vie. Instrument de souffrances, certes, mais ce qu’elle lisait en ce signe – et pratiquait – c’est l’amour passionné du Christ pour les hommes, pour elle, la liberté et la force du don sans mesure, du don jusqu’au bout, du pardon. C’est le Mystère pascal qui est ici symbolisé dans cette Relique : car c’est la lumière de Pâques qui illumine la vie et la mort de Jésus. Ce que manifeste la vie de Radegonde, me semble-t-il, c’est la puissance de la Résurrection dans son existence peu commune.

C’est très tôt, en effet, que la croix, sous son aspect douloureux ou « négatif », paraît plantée dans sa vie.

– Princesse elle est née, mais rapidement orpheline, captive et exilée loin de sa propre patrie où la guerre a massacré tous les siens ; seul lui reste son jeune frère, butin de guerre avec elle.

– Puis c’est un avenir contrarié : un mariage non désiré qui la fait reine des Francs, épouse de celui qui a ravagé sa Thuringe natale, alors que déjà, secrètement, elle s’est livrée à un autre Roi…

Mais c’est précisément liée à cet Epoux céleste qu’elle assumera son état à la cour de Clotaire, auprès duquel elle remplit consciencieusement son devoir d’état, tant conjugal que « social ». Elle saura, en y mettant les formes voulues, s’absenter des repas interminables de la Cour pour assister aux Offices et servir à table quelques pauvres alentours ; de même, elle saura doucement quitter la couche royale pour prier longuement en son oratoire durant la nuit…

Baudonivie, l’un des biographes de Radegonde, qui a vécu auprès de la reine à la Cour puis au monastère comme moniale, scande son récit d’une formule lourde de sens : Radegonde, dit-elle, avait « l’esprit tourné vers le Christ ». Le Christ, c’est lui qui est au cœur (de la vie) de Radegonde. (cf. Paul : « Pour moi, vivre c’est le Christ »)

L’expression, chère à Baudonivie, apparaît également chez Fortunat sous la forme « l’esprit tourné vers Dieu ». Je suppose qu’elle est empruntée au Prologue de l’évangile de Jean qui annonce : le Verbe était « tourné vers Dieu » (apud Deum, pros ton Théon, Jn 1,1). Le Christ « tourné vers Dieu » qu’Il nous révèle Père en se disant le Fils. Dieu, Source de la Vie, dont l’Esprit nous abreuve dans le Christ.  Quotidiennement, constamment, Radegonde puise à cette Source dans l’écoute, la méditation des Ecritures et le chant des Psaumes.

C’est sa relation au Christ, découvert probablement dès son enfance, ou au moins au début de son adolescence à Athies, qui informera sa vie, orientera son cheminement spirituel, cisèlera ses décisions, modèlera son comportement face tant aux situations qu’aux personnes : qu’il s’agisse du fameux Clotaire ou tout autre autorité masculine (Médard, Marovée…)

Que ce soit le poids de l’amour (= la gloire de la Croix), et non l’exaltation de la souffrance, qui anima Radegonde, deux visions, qu’elle a eues sur la fin de sa vie, l’attestent. Ce n’est pas un Christ pendu à la croix qui lui parle, mais un homme, un jeune homme même, dont le charme et la tendresse de la voix provoque un premier mouvement de réserve du côté de Radegonde, jalouse de son attachement au Christ seul. Il y a là, sans nul doute la réaction d’un discernement sous la motion de l’Esprit. Je retiens en cette image, la joyeuse fraîcheur et le réalisme de la « spiritualité » incarnée de Radegonde.

Ce n’est point par mépris du monde ni du mariage qu’après une dizaine d’années, elle se retire de la Cour pour vivre une consécration à Dieu qui la conduira jusqu’au cloître de l’abbaye qu’elle va fonder à Poitiers. Clotaire a fait assassiner son frère… elle-même n’a pas d’enfant… avec l’accord du roi, elle part. Elle ne fuit pas, comme elle l’avait fait jadis pour échapper au dessein du barbare Clotaire qui voulait l’épouser. C’est la décision, mûrie et ferme, d’une vie de pénitence suite à l’offense faite à Dieu.   

= Le Christ sur la croix implorant de son Père le pardon pour ses bourreaux…

La pénitence, qu’elle pratiquait déjà sous ses habits royaux et qu’elle embrasse avec encore plus d’ardeur, n’a rien du mépris du corps et de la vie. C’est l’amour du Christ qui la presse et dont elle voudrait voir sa chair, elle-même, enflammée. C’est cette même logique qui la rend si proche de toutes les misères humaines : elle soigne et lave les malades, embrasse même une lépreuse, les sert à table dans l’hospice qu’elle avait ouvert à Saix sur son chemin vers Poitiers. Et, une fois au monastère, c’est au service de ses sœurs et de sa communauté qu’elle déploiera l’amour brûlant qui l’habite. Faire le ménage, la cuisine, allumer le feu avec le bois rapporté en de lourdes charges, rien ne la rebute. Du moins, rien n’est insurmontable, car, comme un chacun, elle connaît les haut-le-cœur devant les plaies infectées, les odeurs nauséabondes des latrines à nettoyer… Les réalités humaines et quotidiennes sont la « chair » de son existence et donc de sa vie spirituelle. Sans oublier le souci de la paix à établir entre les fils de Clotaire qui s’entre-déchirent et, par voie de conséquence, malmènent le peuple. La douce autorité qu’elle avait acquise auprès d’eux et la vénération qu’ils lui portent permettent l’apaisement. Mais que de prières et de jeûnes de la part de Radegonde pour implorer du Ciel cette paix !

« L’esprit tourné vers le Christ ».

Arrêtons-nous sur cette formule qui nous livre si bien la physionomie spirituelle de Radegonde :

 « tourné vers » : cette expression, je la mets volontiers en parallèle avec le verbe obéir que je décompose (ob-éir) et que j’entends selon la double étymologie possible : par le détour de l’oreille tendue (ob-audire), aller vers, rencontrer (ob-ire = s’approcher de, visiter). C’est le mouvement, et même l’état, de la «conversion» qui est  «obéissance de la foi» (hupakoè pistis, Rm 16,26), la posture spirituelle fondamentale : celle du Christ lui-même en tant que Fils. C’est l’attitude de l’amour : pas d’amour possible sans foi donnée.

L’esprit tourné vers le Christ, c’est dans les autres qu’elle Le servait. Sa vie illustre bien les paroles de Jésus : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger ; j’étais nu et vous m’avez habillé ; j’étais en prison et vous m’avez visité… » Son expérience du Christ allait de la prière à autrui et vice-versa.

Le parcours de Radegonde, assumé dans l’obéissance de l’amour (= dans l’Esprit), a forgé la forte personnalité d’une reine dont finalement la « royauté n’est pas de ce monde » : celle du service. Reine-Servante à l’exemple du Christ Serviteur, telle fut sainte Radegonde.

Je termine avec Grégoire de Tours qui raconte avoir visité Radegonde dans son monastère et y avoir vénéré la Relique de la Croix devant laquelle était une lampe à huile. Il pensait en lui-même que c’était bien peu digne que d’avoir placé devant la Croix, comme il le voyait, un vase fêlé et d’y remédier par une soucoupe pour en recueillir le suintement, lorsqu’il s’aperçut du phénomène : l’huile bouillonnante débordait sans se tarir du vase absolument intact.

 = Je vois en cela un beau symbole de Radegonde

Mère Martina

Puissions-nous, nous-mêmes, à l’exemple de Radegonde, nous tenir devant la  Croix du Christ comme cette lampe allumée. Et que l’onction de l’Esprit reçu, au baptême et à la confirmation, bouillonne en nos vies et fasse resplendir en elles le Visage du Christ victorieux de toute ténèbre, de toute nuit et de tout mal !

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